Histoire jusqu'à l'Apocalypse
Juin 2034
La respiration saccadée, le cœur tambourinant dans les tempes, elle appuya lourdement la tête contre le mur. Dans sa tête quelques restes d'un passage de Peer Gynt battait une mesure affolée qu'elle s'évertuait à suivre pour ne plus percevoir les bruits ambiants et leurs coups sur la grille. Les cheveux collés au front par la sueur, elle réprima une vague de nausée accompagnée de désespoir en fermant les yeux pour ne plus les voir. Forte de l'avoir vaincue, elle incita son esprit à se concentrer sur ce qu'elle avait choisi elle pour ne plus avoir à le laisser errer à la dérive d'une folie qu'elle sentait s'enrouler autour de son cou...
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C'était au détour d'une intervention. Dix mois avant que le monde ne devienne fou. Quelque chose de banal. Pas de quoi commencer une histoire. Un pauvre type qui en nettoyant son arme avait réussi à se tirer dans le haut de la cuisse. Ce n'était pas faute de prodiguer des consignes de sécurité pour la manipulation de ce genre de chose. Certains se pensaient toujours plus malins que les autres, au-dessus de la ligne où la prouesse bascule en erreur parfois fatale. Alors on mobilisait trois personnes, un chauffeur et deux Paramédic' pour un plouc qui avait laissé son arme chargée avant de vouloir l'astiquer comme une bagnole neuve. Sans compter sur la police, chargée d'intervenir dès qu'il s'agissait d'armes à feu.
Cela n'avait pas été un coup de foudre, du moins pas de son côté. Bien sûr il était beau dans son uniforme, avec sa carrure d'athlète et son sourire tout en retenue. Peut-être avait-elle glissé un œil en arrivant, rapide. Chacun avait ensuite retenu, à qui son agacement, son sourire moqueur ou encore ses remarques cyniques concernant la victime. Lui avait retenu le nom planté sur la fiche d'intervention. Le sien.
Ce qu'il lui avait trouvé ce jour-là, avec sa mauvaise humeur, ses cheveux en bataille retenus par un pauvre stylo bic et la tête de celle qui a été d'astreinte toute la nuit, elle l'ignore encore à ce jour. Et quand il s'est repointé quelques jours après, sa belle gueule enfarinée, avec l'envie de la revoir, elle n'a pas compris non plus. Un type comme ça, ça a le monde à ses pieds. Et le monde comprend les plus jolies femmes du Texas. Les blondes, les pulpeuses, les apprêtées, les soignées, les sexy. Alors qu'elle, tout en jambes, en coudes et en os, ses manières brusques et garçonnières, n'avait rien de ce monde-là. Et même après avoir dit oui pour un rencard – ce qu'elle ne s'explique toujours pas non plus -, elle avait passé la soirée devant sa glace à freiner quelques idées qu'il pût s'agir d'une blague de mauvais goût. N'avait-on pas passé l'âge d'inviter au bal la fille la plus quelconque pour rire ensuite de ne pas s'y rendre avec elle ? Et pourtant elle s'était surprise à faire un effort ce soir-là. Un voile de mascara au bord des cils, et une pointe de curiosité. Sans trop y croire. Les heures précédentes, elle s'était préparée à une conversation ennuyeuse où le bellâtre aurait décrit ses exploits en long, large, travers et en 3D avec peut-être, une lueur de déception au coin des yeux, quand il aurait constaté qu'une fois extirpée de son uniforme, elle n'était pas plus femme que dedans.
Et Shawn était ainsi entré dans sa vie, avec de la douceur et de la tendresse pour deux. Elle qui jusque-là, c'était toujours complu dans l'indépendance se mit à compter les heures qui les séparaient tant ils jouissaient de la compagnie de l'autre. Il s'avéra être un compagnon idéal pour elle, drôle et cultivé, lui vouant un amour inconditionnel en dépit de son caractère assaisonné, tempérant ses ardeurs lorsqu'il le fallait, solide rempart entre elle et les écueils de la vie, la révélant plus femme qu'elle n'avait été jusque-là.
Fille d'une proviseure de lycée et d'un navigateur passionné, elle avait passé les dix premières années de sa vie à essayer d'être le garçon dont son père avait toujours rêvé mais qui, comme il s'amusait à le dire "devrait se contenter deux filles" qu'il chérissait plus que tout au monde, soit dit en passant. Le pied marin, les cheveux et le nez au vent, elle avait tout appris à ses côtés. Comment diriger un bateau, les différents vents, les courants, et surtout à respecter la mer. Féru d'ornithologie, il lui avait enseigné ce qu'il savait sur les habitants des côtes, ainsi que sur les animaux qui évoluaient sous leur coque. Il était alors son guide et son mentor, le modèle qu'elle suivait sans condition tandis qu'elle le portait en adoration. Le temps passé à ses côtés forgea son caractère décidé et persévérant et elle admet volontiers aujourd'hui qu'un psy aurait retrouvé sa figure paternelle dans Shawn. Souriant, gentil et protecteur, il incarnait la bonté et respirait l'altruisme. A l'origine de tout son être, elle consacrait à son père une adoration sans faille tandis que sa pauvre mère faisait les frais de son caractère plus fougueux.
C'est la disparition de ce dernier, emporté par une crise cardiaque alors qu'ils naviguaient tous deux qui sera à l'origine de sa vocation médicale. Persuadée alors qu'elle aurait pu le sauver si elle avait connu les gestes à effectuer, elle décida de consacrer le reste de sa vie à porter secours aux autres et rejoignit les rangs des EMT dès qu'elle en eu l'âge requis.
Portant encore les stigmates de ce jour de septembre 2021 où, selon elle, elle quitta l'enfance, elle eut beaucoup de mal à nouer une relation avec sa mère, s'éloignant jour après jour de la seule figure parentale restante. Contestant l'autorité de cette dernière en particulier sur son lieu de travail, elle fut de loin, une enfant dificile à élever, explorant au cours de son adolescence tous les penchants rebelles de sa personnalité, jouant la provocation et l'indépendance en refusant les attaches trop ancrées et les effusions de sentiments. Entêtée, indépendante, solitaire et dure, elle n'en faisait qu'à sa tête et s'évertuait à repousser la moindre possibilité d'attendrissement. Réservant le peu de douceur qu'elle acceptait de laisser transparaitre à sa plus jeune sœur, Hailey, elle devint avec le temps, une jeune adulte plus équilibrée en surface, bien que s'acharnant à masquer toute fragilité et repoussant tout engagement dans les relations trop intimes. Avec les années, elle se bâtît une forteresse bien solide, s'évertuant à ne laisser personne la percer pour atteindre son monde, s'épanouissant pleinement dans son métier en cultivant son image de femme forte et indépendante n’ayant besoin de rien ni personne.
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Octobre 2033
- Sienna Mayfair, est-ce que tu vas te décider à me laisser entrer ?
Allongés tête bêches dans le canapé de seconde main du petit appartement de Shawn, ils revenaient tous deux de nuits compliquées - elle sur un gros accident de la route, lui sur une altercation entre bandes de quartiers – prenant chacun le temps de vider leurs têtes avant d'essayer de sombrer dans le sommeil. Elle avec un bouquin, lui en la contemplant d'un œil alangui et rêveur.
- Il me semble que tu as les clés. Bougonnea-t-elle cynique. C'est pas chez toi ici ?
- Je te parle de sentiments, idiote.
- Si c'est un début de demande à mariage, assieds-toi dessus rapidos… grommela-t-elle en lui agitant son pied sous le nez pour le faire taire.
Après 18 heures enfermé dans ses chaussures d'intervention, elle était à peu près certaine qu'il en apprécierait le fumet.
- Je ne suis pas suicidaire. Soupira-t-il en lui attrapant la jambe.
Tournant une page qu'elle n'avait pas lue d'un air absorbé, elle s'appliqua à ne pas le regarder.
- Ça fait presque quatre mois qu'on est ensemble … Poursuivit-il.
- Ah oui? Lança-t-elle distraitement feignant la surprise.
Quatre mois dans trois jours. Songea-t-elle sans pouvoir ignorer les fourmillements de joie qui s'emparaient de son estomac, et s'appliquant à conserver un visage de marbre.
- Aujourd'hui on s'est fait canarder… Murmura-t-il en se redressant pour la regarder entièrement. Et tu sais à quoi je pensais ?
Haussant les épaules, elle tourna une nouvelle page d'une main moins assurée. Être flic impliquait de prendre des risques. Elle le savait depuis le départ et elle avait accepté. Elle s'était jusque-là assurée de ne jamais laisser filtrer son inquiétude. Et pourtant. Une part d'elle savait obstinément qu'on le lui enlèverait un jour. Les contes de fées n'existaient pas. Et elle n'avait rien d'une princesse.
- A toi. J'ai eu… peur de ne plus revoir ton visage.
Laissant glisser le livre qu'elle érigeait comme un rempart entre elle et lui, elle daigna enfin le regarder. Embrassant les contours de son beau visage, elle songea une fois encore à la chance qu'elle avait et se sentit à nouveau en position d'imposture. Aussitôt, la sensation d'angoisse habituelle s'insinua doucement pour s'enrouler autour de sa gorge. Bien sûr qu'elle le perdrait.
- Ou de ne plus t'entendre râler. Ajouta-t-il en souriant.
Lisant probablement la peur qui la saisissait chaque fois qu'il abordait le sujet des sentiments, il coula au-dessus d'elle, portant une main à son visage dont il suivit amoureusement les traits d'un doigt. Parcourant la finesse de son nez, puis le contour des lèvres dont elle essayait d'empêcher le tremblement, il la regardait avec une telle adoration qu'elle en eut mal et se dégagea un peu.
- Tu es belle, Sienna. Et je t'aime.
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Il n'avait pas brisé les remparts. Avec douceur et adresse, il s'était hissé dessus, les avait dévalés pour venir prendre sa main. De fil en aiguilles, avec beaucoup de patience et de compromis, il s'était fait une place au milieu des barbelés disposés avec soin ces dernières années.
Avril 2034.
La sonnerie du téléphone l'extirpa d'un sommeil sans rêve bien qu'inconfortable. Le cœur tambourinant, une sensation de malaise grandissant tandis qu'elle comprenait peu à peu l'environnement sonore dans lequel elle se trouvait, elle envoya la main vers le portable posé à même le sol.
Portant l'écran dont la lumière l'aveugla, à ses yeux, elle ne reconnut pas le numéro et se redressa d'un bond, le cœur au bord des lèvres tant le malaise s'accentuait.
Tandis qu'elle décrochait, la simple voix de Shawn à l'autre bout calma les ardeurs de son pouls. Il appelait du commissariat et parlait vite, si bien qu'elle ne comprit pas tout de suite ce qu'il disait, focalisée uniquement sur le fait qu'il était vivant, tandis que chaque sonnerie nocturne lui laissait présager le pire.
- … les informations? Ils parlent de la rage finalement.
Secouant un peu la tête pour essayer de revenir à la réalité, elle s'empara de la télécommande et alluma la chaîne des infos.
Les semaines qui suivirent confirmèrent les craintes et les théories les plus cinématographique de tout un chacun. Ce qui au départ avait été pris pour des éléments isolés puis pour une épidémie de rage se révéla être bien plus pandémique et monstrueux, proliférant dans les états du nord jusqu'à y voir se dérouler des scènes d'horreur et de mutilation de foule à faire pâlir d'envie Stephen King. Lorsque les réseaux furent interrompus quelques semaines plus tard, chacun se trouva isolé avec ses craintes, dans l'ignorance de ce que devenait le reste des états ainsi que le reste du monde. Les forces de l'ordre, comme les forces médicales furent bientôt réquisitionnées pour aider au déroulement de ces quarantaines forcées. Bien vite, on constata ici aussi des cas d'attaques inhumaines et finalement, sous les yeux des Texans, les morts se relevèrent, semant chaos et désolation dans les villes déjà plongées dans l'angoisse de l'aveuglement médiatique.
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Ils se bousculaient tous. Se piétinaient parfois. Hommes, femmes, enfants, pressés les uns contre les autres, un sac sur les épaules, une valise parfois, rapidement abandonnée alors. Ils s'entassaient dans les quelques voitures qui restaient et tentaient de franchir les barrières des anciennes quarantaines, s'accrochaient aux pare-chocs, grimpaient sur les capots, se passaient des bébés hurlant de mains en mains. Un relent de souvenirs et de visions de guerre aurait pu surgir dans les esprits des plus âgés. A condition qu'ils aient pu suivre le rythme effréné des déplacements et mouvement d'une foule qui angoissée par sa survie, prenait des allures de troupeaux d'animaux sauvages pris dans les phares d'un camion.
Jouant des épaules, trop petite pour distinguer qui que ce soit dans cette masse qui se pressait vers la sortie de la ville que l'armée tentait encore de contrôler, elle gagna tant bien que mal le devant du cinéma.
Bien des mois plus tôt, ils y avaient partagé un grand seau de pop-corn, s'amusant des soupirs désapprobateurs d'une vieille dame deux rangs plus loin.
Comme il semblait loin le temps de l'insouciance. Le cinéma, c'était le point de rendez-vous. Au cas où. Des cas où, il y en avait chaque jour désormais. Altruiste et patriote dans l'âme, il était resté le plus longtemps possible pour aider à l'évacuation. Si ça ne tenait qu'à elle, elle serait partie depuis longtemps. Depuis la scène de l'hôpital pour tout dire. Elle en avait vu des choses. De ces gens qu'on ne parvenait à sauver et qui soudainement rouvraient les yeux vers le néant de leur futur. Elle avait eu le temps de saisir pleinement l'angoisse qu'on ressentait à chaque nouvelle arrivée de blessé. Quel type de blessure ? Était-ce une morsure ? Fallait-il essayer ? Et puis ils avaient pris conscience que le nombre toujours croissant de non vivants ne pourrait être renversé. L'armée, les forces de l'ordre ne maitrisait plus rien. On disait qu'une meute était aux portes de la ville. Ne restait plus que la fuite. L'abandon de tout une vie, pour la vie.
Debout sur les marches, le cou tendu, elle guettait. La foule compacte remontait jusqu'en haut de la rue principale. Au loin des hurlements et des coups de feu. Bousculade ou bain de sang, nul ne pouvait le dire. Elle réprima un frisson et rajusta les sangles de son sac à dos sur ses épaules, tout en le cherchant des yeux. Il avait dit ici.
Un nouveau mouvement général la fit reculer de deux pas sur ses marches. Les gens tentaient de courir, sans ligne d'horizon. Parmi eux, quelques uniformes. Se dirigeaient-ils vers leur devoir ou prenaient-ils la fuite à leur tour ? Hébétée, elle regarda deux soldats et un policier pousser d'autres hommes pour gagner quelques mètres. A nouveau, ses yeux bruns fendirent la foule à la recherche de son visage.
Sous son regard, un homme fut violemment poussé par un groupe de gens et sa tête heurta le trottoir dans un bruit mat. Tandis qu'elle amorçait un mouvement pour lui venir en aide, la foule se referma sur lui, marchant sur son corps comme s'il n'existait pas. Tentant de résister au flot qui l'emportait malgré elle, forte de protestation – Je suis secouriste ! Arrêtez ! – elle fut bientôt entrainée à son tour dans une nuée de corps et d'odeur de peur, étouffant sous la pression de ces dos, ces bras et ses sacs qui la compressait de toutes parts.
- Sienna!
Des bras l'agrippèrent tandis qu'elle tentait de reprendre son souffle, l'extrayèrent de la masse mouvante et la tirèrent près de la devanture de ce qui était ,quelques mois plus tôt, un Kebab où les jeunes se donnaient rendez-vous à la fin des séances du ciné. Hagarde, elle se redressa, certaine de distinguer les traits familiers de Shawn et ne put retenir un élan de déception à la vision de Cal, un de ses coéquipiers.
- Ça va ? Lui lança-t-il en la maintenant debout d'une poigne forte.
Secouant la tête à deux reprises, elle reprit contenance et lui jeta un œil anxieux avant de jeter sans détour, à sa manière à elle.
- Il est où Shawn ?
Alors qu'il jetait des œillades à tout va, elle vit sa main se resserrer sur le canon de l'arme qu'il portait à la ceinture. Sous le gilet pare-balles, sa chemise était déchirée à plusieurs endroits, et son visage montrait une lèvre fendue et un œil qui serait probablement tuméfié le lendemain. De nouveaux coups de feu retentirent, bien plus près désormais et les hurlements redoublèrent.
- Putain de merde… Lâcha-t-il sans lui répondre plus avant.
- Cal ! Il est où Shawn ? Insista-t-elle de sa voix éraillée en lui attrapant le bras.
Ignorant une fois encore sa question, il l'attrapa brusquement par le bras et l'entraina vers une ruelle perpendiculaire en activant le pas.
- Viens ! On va passer par l'autre point de contrôle. Ils sont moins nombreux.
Freinant des quatre fers, elle secoua le bras pour lui faire lâcher prise.
- Je pars pas sans lui ! Cracha-t-elle avec véhémence.
- Sienna putain, tu vois pas ce qui se passe ? Il faut se barrer !! Gueula-t-il en récupérant son bras sans ménagement.
- PAS SANS LUI. Hurla-t-elle en détachant chaque mot et se dégageant brutalement de la poigne de Cal qui la retenaient tant bien que mal.
Sa frêle silhouette était comme animée d'une rage décuplant ses forces tandis qu'elle s'agitait entre ses mains. Enfonçant un peu plus fort ses doigts dans les bras fin de la jeune femme, il la secoua sans ménagement avant de la retourner brusquement vers lui.
- Il est mort putain ! Il est mort, Sienna! Ils sont tous foutus !!! Beugla-t-il en retour, la voix criblée de terreur.
Les yeux agrandis d'horreur, le visage soudainement devenu blême elle secouait la tête vivement comme pour repousser cette foutue idée avec toute la force de son être. Et brusquement, levant la main vers lui, elle l'abattit avec une violence cinglante sur la joue de l'homme. Sonné de surprise et de douleur, il para rapidement les coups suivants tandis qu'elle hoquetait en le martelant d'une pluie de poings lancés.
- Ferme-là !! Hurla-t-elle. Tu dis n'importe quoi !
Profitant de quelques secondes de répit pour attraper les poignets de Sienna, il lui tordit le bras dans le dos et fut dans l'obligation de la plaquer au sol pour la calmer alors qu'elle poursuivait ses ruades en niant l'évidence.
- Sienna, merde, calme-toi ! Il voulait que tu partes ! Il m'a fait promettre de t'obliger à te barrer si ça tournait mal ! Ne me complique pas les choses !
Le nez dans le bitume, respirant les odeurs du caniveau à sa droite, elle sentait son corps envahit d'une sensation gelée tandis que sa respiration se faisait difficile et rauque et qu'elle tremblait de toutes parts. Les yeux exorbités, se refusant à la soulager de quelques eaux, elle demeura plusieurs secondes ainsi, à calmer sa respiration, sous les mots apaisants de Cal dont elle ne saisissait pas le sens et dont elle se foutait éperdument. Le poids de ce dernier sur son dos s'estompa peu à peu, ainsi que la douleur de la clé de bras qu'il lui faisait et son corps sombra dans un engourdissement froid et morbide. Elle aurait dû le sentir. Pourquoi n'avait-elle rien senti comme dans un putain de film à l'eau de rose ? Une voix en elle lui susurra qu'elle aurait dû le savoir. Qu'il était évident qu'elle le perdrait. Qu'elle le savait depuis le début. Posant sa joue sur le bitume elle attendit quelque chose qui ne vint pas, et bien que fermant les yeux, cette saloperie de cauchemar se refusait à s'évaporer.
- Lâche-moi … finit-elle par croasser.
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printemps 2034
Les yeux cernés, le visage dur, elle avançait derrière Cal dans le couloir du commissariat où ils s'étaient réfugiés. Les bras chargés, elle lui emboitait le pas, mal à l'aise d'avoir les deux mains occupées et de dépendre de quelqu'un pour se défendre si quelque chose venait à surgir. Au fil des semaines, on ne dormait plus que d'une oreille, on apprenait à avoir l'œil partout, à déceler le moindre mouvement suspect, à fuir sans jouer les héros dès que la situation n'était pas complètement sous contrôle et à ne plus s'appesantir sur la moralité de certains actes.
Avec prudence, son arme à la main, Cal évoluait dans le dédale de couloir, vérifiant chaque recoin de leur abri chaque fois qu'il y pénétrait, par peur d'une intrusion mortelle. Cela faisait des semaines maintenant qu'ils s'étaient installés ici et c'est d'un œil inquiet que Cal qui avait pris la tête du groupe voyait les réserves de nourriture descendre tandis que la taille du groupe augmentait alors que les gens fuyaient toujours plus en périphérie des villes. Ils avaient envisagé toutes les solutions possibles : envoyer un groupe à la recherche de vivres, se déplacer, scinder le groupe en deux, chasser et bouffer les corbeaux … et bien d'autres encore.
Et puis au cours des semaines suivantes, elle avait fait une erreur. Tout le monde faisait des erreurs, comme on se plaisait à rappeler alors que son métier ne lui laissait pas cette opportunité. Ici une erreur n'était pas une colonne de chiffre faussée ou un client mécontent. Une erreur était une vie perdue point. Il n'y avait pas de place à l'erreur lorsqu'on tenait à bout de bras les seuls fils qui maintenaient une personne en vie.
Une erreur de jugement, d'appréciation, de fatigue. Qu'elle qu'en soit l'origine elle en payait le prix fort désormais.
Les paupières lourdes d'un sommeil qui ne venait plus, assise en tailleur sur la table devant la grille de la fenêtre elle observait la rue sur laquelle la nuit était tombée. Son arme posée sur les genoux, elle attendait que sonnent deux heures pour réveiller Cal et Henry pour leur tour de garde. Le jeune Melvin, qui veillait avec elle, jouait avec des cartes qu'il ne quittait plus depuis leur découverte. Il en manquait 9 mais cela ne semblait pas le perturber dans le jeu qu'il s'était inventé et qui consistait, la plupart du temps, à battre le paquet tel un joueur de poker aguerri, en souriant de satisfaction. La respiration régulière du jeune garçon concentré, ponctuée par le bruissement des cartes l'apaisait dans ce silence trop pesant qui garnissait les rues la nuit, désormais.
S'était-elle assoupie ? Très probablement, sinon son esprit n'aurait pas imaginé les cris. Tirée de sa léthargie par l'appel à l'aide d'une voix bien semblable à celle d'Hailey, sa jeune sœur, elle sursauta sur sa table et chercha en vain à tâtons son arme qui avait glissée de ses genoux, alertée par ses sens que quelque chose ne tournait pas rond. Sur sa gauche, au niveau de la porte, un mouvement capta son attention. Melvin besognait le lourd verrou de la porte, son fusil en bandoulière sur son épaule.
- Putain mais qu'est-ce que tu fous ? Grogna-t-elle en sautant à bas de son perchoir.
- Y a une gamine devant ! On peut pas la laisser !
- Quoi ???
Une fraction de seconde. Voilà le temps qu'il lui avait fallu pour réagir suite à cet assoupissement. Le temps de tourner le regard vers la fenêtre pour tenter d'apercevoir ce qu'il avait pris pour une gamine. Face à la rue, offrant à leur vision une cascade de boucle noires et sales, elle tenait dans sa main un lapin en peluche défraichi par ses dernières aventures. Son petit corps frêle paraissait agité de tremblements. Avait-elle crié à l'aide comme il lui avait semblé entendre ?
Avec le recul, ce qu'elle aurait dû faire alors était maintenant facile à envisager.
Si elle ne s'était endormie, elle n'aurait pas eu cette seconde d'hésitation. Si elle n'avait pas tourné la tête à perdre cette précieuse seconde, elle aurait eu le temps d'agir. Si elle n'avait pas succombé au sommeil, elle n'aurait pas posé son arme et la suite ne serait jamais arrivée. Autant de "si" dont on regrette ensuite amèrement qu'ils n'aient que trop peu fait entendre leurs voix.
Le temps d'un doute – que ferait une gosse ici toute seule ? - il avait ouvert la porte du commissariat.
- Petite … Entama-t-il pendant que Sienna, reprenant consistance se précipitait vers lui en lui intimant de refermer immédiatement.
Une fraction de seconde. Le temps d'un battement de paupière et tout s'enchaina à une vitesse vertigineuse. L'enfant se tourna alors pour leur offrir un sourire carnassier dont les zygomatiques étaient littéralement apparents. Ses yeux sans paupières braqués sur eux, elle se jeta en avant vers Melvin qui trébucha en arrière tandis que la petite main tentait de s'agripper à son corps. Se débattant à coups de pieds, le garçon rampait pour se hisser à l'intérieur tandis que Sienna l'aidait à se dégager, jetant un œil rapide à son fusil, inutile, laissé quelques mètres plus loin. Le temps de l'atteindre, Melvin serait foutu. Dans un élan désespéré, elle tira sur le bras de son compagnon pour le ramener à elle et s'appuya violemment sur la porte pour tenter de la refermer. Le corps désormais à moitié à l'intérieur de la créature empêchait la bonne fermeture de la porte et tandis que Sienna y mettait le poids de tout son corps - entendant craquer les os de la gamine - pour lui barrer le passage, Melvin, tremblant devant l'entrée ne parvenait qu'à hurler de terreur.
- Tire putain ! lui hurla Sienna, luttant toujours. Ton fusil ! Une douleur cuisante lui parcouru vivement le bras tandis que la créature se débattait de tous ses ongles pour se libérer de l'entrave de la porte. Melvin ! Tire putain !
Lorsqu'enfin il réagit, Sienna s'écarta brusquement. Il tira à quatre reprises. La première balle fit voler en éclat une partie de la porte dont quelques débris heurtèrent la joue de la jeune femme alors que ses oreilles sifflaient d'être proche de la déflagration. La seconde se perdit vers le sol. La troisième emporta une partie de l'épaule de la créature qui recula sous l'impact. La quatrième, enfin, atteint sa tête et la laissa au sol.
Le tumulte avait réveillé les autres qui trouvèrent Melvin, le visage pétri d'angoisse, son fusil crispé entre les mains et Sienna appuyée contre le mur, encore sonnée et regardant d'un air horrifié son avant-bras dans lequel trois sillons sanguinolents indiquaient une griffure. Les restes de la gamine décharnée gisaient sur le parvis.
Le reste fut confus, trop hagarde qu'elle était à prendre conscience du prix de ces trois minutes d'assoupissement. Cal avait juré, lui intimant de démentir ce qui s'imposait pourtant comme une criante vérité. Hurlant, il l'avait trainé par le poignet à travers les couloirs jusqu'à une cellule, sous les cris du reste du groupe, l'accablant de tous les maux encaissés ces derniers jours et s'adonnant à une colère qu'elle avait alors trouvé injuste puisque c'était elle qui était condamnée. La crise lui parut s'étirer sur de longues minutes, qu'il entrecoupait de son prénom d'un ton ou le désespoir se disputait à la fureur. Revenir en arrière n'était plus possible. Pour personne.
Incapable de penser, assise au sol là où il l'avait jeté, elle gardait les yeux rivés sur son bras tandis que les mots de Cal lui parvenaient disparates et incohérents aux oreilles. Lorsqu'enfin elle leva les yeux sur lui, il s'était pris la tête entre les mains et gémissait d'une douleur qu'elle ne parvenait pas là encore, à comprendre. Et puis il sorti son arme du holster qu'il portait et le visage révulsé de douleur, la pointa sur elle.
Prise d'un hoquet de surprise, elle tordit la bouche, comprenant le but de la manœuvre et l’issue inévitable qu’elle avait scellée pour son cas. Respirant à fond par le nez, elle songea que tout irait très vite, et qu'ainsi, le cauchemar prendrait fin. Cal était un bon tireur, cela valait mieux que de finir comme eux. Ne pouvant les contenir plus longtemps, deux grosses larmes roulèrent sur ses joues sales, elle qui ne pleurait jamais en fut la première surprise, se demandant s’il fallait les attribuer à du soulagement ou de la peur.
- Putain … Sienna… Gémit Cal, son arme toujours tendue devant lui, le bras peu sûr. Tu fais chier…. Tu fais chier… ajouta-t-il les yeux embués à son tour.
Secouant la tête pour l'inviter à faire vite avant qu'elle ne se mette à supplier, elle essuya les larmes d'un mouvement rageur et tâcha de tourner ses pensées vers quelque chose de plus doux que la puanteur d'une cellule de dégrisement. Tandis que les secondes s'égrainaient sous les coups de son cœur paraissant vouloir sortir de son enveloppe, elle percevait toujours la respiration rauque et saccadée de Cal, entrecoupée de jurons.
- Et merde ! Finit-il par hurler en claquant la grille de la cellule derrière lui. Je … Tu fais chier, conclu-t-il en verrouillant la grille puis quittant la pièce après lui avoir jeté un dernier regard. Merde!
Seule désormais, elle vécut les heures qui suivirent à distance du groupe, s'appuyant sur ses oreilles pour comprendre la suite des événements. Les coups de feu tirés avaient attiré d'autres créatures, en grand nombre, et d'aussi loin qu'elle pouvait suivre, la porte avait été endommagée par l'arme de Melvin. Ils luttèrent de longues minutes - peut-être plus encore - au cours desquelles elle hurla leurs prénoms à tour de rôle, les mains secouant la grille derrière laquelle elle se trouvait enfermée, guettant leur cris, bruits de cours et coups de feu en rafale.
- CAL !
Le tumulte de la lutte lui parurent s'éloigner tandis que les vagissements reconnaissables des créatures s'intensifiaient. Ignorant si ses compagnons avaient pris la fuite où avaient été encerclés, elle ne put s'empêcher de paniquer lorsqu'elle vit les premiers gagner la pièce dans laquelle elle se trouvait. Si au cours de la lutte elle avait taché par tous les moyens à sa disposition d'ouvrir la grille, elle s'en éloigna alors brusquement tandis qu'un groupe de créature se jetait contre cette dernière, essayant d'atteindre la proie délicate qu'elle faisait alors.
Les heures s'écoulèrent au rythme des gémissements hagards des non morts qui sans se lasser, passaient leurs bras décharnés à travers les barreaux de sa cellule, raclant le sol de leurs ongles sales. Recroquevillée au fond de cette dernière, la tête dans les bras, Sienna songea avec cynisme qu'elle n'avait même pas de quoi se donner la mort elle-même. Maudissant désormais Cal pour la lâcheté de son geste avorté et elle se laissa glisser dans les torpeurs de la fièvre, s'abandonnant au bras d'un destin qui la laisserait crever seule et errer pour l'éternité entre quatre murs de prisons sans jamais connaitre la délivrance de la mort.
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Juin 2034
Lorsqu'elle ouvrit à nouveau les yeux, les contours flous des grilles de la cellule lui paraissaient irréels à travers le voile qui lui masquait les yeux. La nuit était tombée maintenant et ses yeux tentèrent en vain de s'habituer à l'obscurité. La douleur irradiait désormais jusque dans sa poitrine telle une vague de poison se répandant dans tout son organisme. Sa bouche sèche réclamait de l'eau et de l'air tandis que la fièvre l'étreignait de ses bras. Une silhouette passa la main à travers la grille de la cellule, causant à son cœur rendu trop rapide par la hausse de température de son corps, un dernier soubresaut d'émotion. Tandis qu'elle tentait d'articuler son prénom, le visage tant chéri se métamorphosa sous ses yeux en une putréfaction de chair immonde alors que la main tendue raclait le sol pour essayer de l'atteindre. Secouée de frissons de plus en plus violents, Sienna se rendit alors à l'évidence, même eux, ne la délivreraient pas de son agonie plus que certaine.