Histoire jusqu'à l'Apocalypse
Nathanaël vit le jour à Londres entouré d’une famille aimante. Son père, Jonathan Nightwood, travaillait dur et rentrait tard le soir tandis que sa mère, Karmen, passait ses journées à lui courir après pour éviter les bêtises qu’il ne manquait jamais de faire. Sa petite sœur, Amélia, vint au monde deux ans après lui et il devint très rapidement son protecteur attitré en toute circonstance.
À ce petit monde s’ajoutaient deux tantes et un oncle qu’il voyait occasionnellement et qui ne manquaient jamais de les couvrir de cadeaux lui et sa sœur, ainsi que deux grand-mères et un grand-père tout aussi généreux.
Autant dire que c’était la belle vie. Car même si leur père travaillait plus que de raison, il trouvait toujours un moment à partager avec ses deux enfants qu’il aimait plus que tout, si ce n’était son épouse.
Vous allez me demander à quel moment un drame survint pour venir gâcher ce merveilleux tableau, n’est-ce pas ? Je vais vous décevoir. La réponse est ; jamais (enfin, jamais… jusqu’à l’apocalypse, s’entend).
Nathanaël passa une enfance heureuse à poursuivre les écureuils à la campagne lorsqu’il se rendait en vacances chez l’une ou l’autre de ses grand-mères qui vivaient toutes deux à la campagne. Il apprit à sa sœur à observer les grenouilles et même à les attraper pour les relâcher ensuite, les doigts gluants. Tous deux construisirent très rapidement une relation fusionnelle au point de ne jamais rien faire l’un sans l’autre.
Nat se passionna très vite pour les reptiles, plus particulièrement les serpents, et mit un point d’honneur à tout découvrir à leur sujet. C’était bien là le seul point sur lequel sa sœur ne le rejoignait pas. Elle les avait en horreur !
À l’école, on le qualifia bientôt d’hyperactif et sa maîtresse suggéra même à ses parents de le mettre sous médicaments. Mais était-ce sa faute s’il ne tenait jamais en place ? Il avait soif d’apprendre ! Cependant, rien n’arrivait jamais à le captiver assez longtemps pour qu’il reste calme. Fort heureusement, ses parents ne tinrent pas compte des recommandations de cette institutrice dépassée, non pas seulement par Nat, mais également par une classe bien trop surchargée et de trop longues années de service.
L’année de ses dix ans, Nathanaël développa une phobie irrépressible de l’eau. En vacances chez ses grands-parents maternels, lui et sa sœur ne trouvèrent rien de mieux à faire que d’aller, avec d’autres enfants du coin, jouer au bord d’un petit lac à l’eau noire et profonde. Le relief leur permit de prendre un peu de hauteur à un certain endroit du point d’eau afin d’y plonger. Ne voulant pas passer pour des dégonflés, lui et Amélia suivirent le mouvement. Les enfants plongèrent tous les uns après les autres. Nat fut le dernier. Sous les encouragements de sa sœur, il s’élança, mais pris de peur, il voulut renoncer au dernier moment. Ce bref instant de recul suffit à le priver de l’élan nécessaire et, non seulement il chuta malgré tout, mais il se cogna la tête le long de la paroi rocheuse. Une fois dans l’eau, il coula à pic et ne dut sa survie qu’à l’intervention de sa sœur ainsi que d’un garçon plus âgé qui avait mené le groupe.
Suite à cela, il n’approcha plus jamais d’un point d’eau à moins d’être certain d’en voir le fond et d’avoir pied. Lui et sa sœur nouèrent également une grande amitié avec le fameux garçon qui lui avait sauvé la vie ce jour-là. Il s’appelait Henry Stadford.
Rapidement vint le temps du collège. Les choses évoluèrent petit à petit. Car même s’il avait toujours du mal à se tenir tranquille, lorsqu’il sentait qu’une matière ne l’intéressait pas, Nat sortait discrètement un livre sur les reptiles et il donnait ainsi l’illusion à ses professeurs d’être assidu. D’autant que ses notes étaient toujours convenables. Il fallait dire qu’une fois dans sa chambre, il pouvait aborder ses leçons à sa façon et à son rythme, parfois avec l’aide de sa sœur qui, au fil du temps, s’avéra être un vrai petit génie.
À chaque grandes vacances, lui et Amélia retrouvaient Henry qui habitait le même village que leurs grand-parents. Ensemble, ils rendaient fous les paysans des alentours en s’amusant à libérer les poules et les cochons ou encore à subtiliser les clés d’un tracteur laissé malencontreusement sans surveillance.
Puis, pour son quinzième anniversaire, ses parents firent à Nathanaël le plus beau cadeau de toute sa vie ; un couple de couleuvres des blés, des serpents tout à fait communs et parfaits pour un terrariophile débutant. Autant dire que le garçon fondit en larme face à un tel présent. Il put ainsi observer ses animaux fétiches et les manipuler à loisir, renforçant par la même occasion sa passion déjà dévorante. Sa sœur déclara qu’elle ne mettrait plus un orteil dans sa chambre et lui fit promettre de ne jamais glisser ces horreurs dans son lit pour lui faire une blague. Sans quoi elle risquait de le lui faire payer très cher. Une telle idée ne lui serait de toute façon jamais venue à l’esprit.
Il lui apparut très vite que sa voie était toute tracée. Il voulait plus que tout au monde étudier ces animaux si fascinants. Mais pas seulement les reptiles. Car il se rendit également compte au fil des ans que chaque espèce animale avait son lot de particularités, ses petites manies, ses étrangetés, et il brûlait non seulement d’en apprendre plus, mais surtout de pouvoir voir tout cela de ses propres yeux.
Sa sœur, quant à elle, se passionna pour les sciences. Et alors que Nathanaël suivit un cursus universitaire d’éthologie, elle entra pour sa dix-huitième année en faculté de microbiologie après avoir terminé le lycée avec brio.
Ils continuèrent de voir Henry, moins souvent cela dit. Et Nat tomba des nues lorsque sa sœur lui annonça qu’ils s’étaient finalement mis en couple. Lui qui parvenait si bien à comprendre le comportement de ses animaux de compagnie à écailles – dont le nombre avait quelque peu augmenté avec les années – il n’avait jamais remarqué les œillades qui avaient fini par naître entre sa sœur et son meilleur ami. Quelque peu chamboulé, il accueillit néanmoins la nouvelle avec enthousiasme.
Nathanaël obtint un doctorat en étude du comportement animal avec deux années d’avance. Amélia, elle, fut recrutée après ses études par un éminent laboratoire de recherches.
Leurs parents n’auraient pas pu être plus comblés. Bien sûr, tout n’était pas toujours rose. La vie n’est jamais un long fleuve tranquille et il est même souvent parcouru de tumultes.
Mais dans l’ensemble, tout était on ne peut plus normal et même plutôt positif. Nat était né sous une bonne étoile. Même s’il avait parfois tendance à l’oublier.
Après l’université, notre passionné de reptiles partit vivre une année en Guadeloupe afin d’y étudier le comportement de la faune locale. En repartir fut un véritable crève cœur mais d’autres destinations ainsi que d’autres populations d’animaux lui faisaient de l’œil. Il en profita également pour faire un détour à Londres afin de revoir sa famille qui ne manqua pas de le couvrir d’amour et de reproches pour sa si longue absence.
Il visita ensuite l’Australie et sa faune aussi dangereuse que passionnante ainsi que la Russie et ses toundra un peu trop froides à son goût, déplorant de ne pas pouvoir ajouter à son tour du monde le cœur de l’Afrique avec ses terribles fauves et ses majestueux pachydermes... Jusqu'au jour où, après s’être rendu à Madagascar afin d’étudier les populations de fossa, il fit la rencontre d’une jeune Américaine, elle-même sur place pour son travail. Si lui était focalisé sur les étranges félidés, elle n’avait d’yeux que pour les oiseaux.
Ils firent connaissance au grès de leurs rencontres sur le terrain et finirent par aller boire un verre. Puis deux.
Luna était sans conteste la femme la plus merveilleuse qu’il ait été donné à Nat de rencontrer. Mais c’est bien connu, l’amour, ça rend un peu bête. Et aveugle. Et prêt à tout.
Ainsi, lorsque la jeune femme, une fois son travail terminé, dut repartir pour le Texas, il n’y réfléchit pas à deux fois pour l’y suivre. Il se voyait déjà heureux pour toujours à ses côtés et sa sœur, désormais fiancée à Henry, l’encouragea en ce sens.
Une fois en Amérique, il lui parut évident qu’il ne pourrait plus s’adonner aussi facilement à l’étude des animaux comme il le faisait jusque là, mais qu’à cela ne tienne. Il était amoureux.
Il trouva alors un emploi en tant que professeur dans l’université de Houston. Il put ainsi étudier un tout autre type d’énergumènes ; les étudiants eux-même. Au point qu’il en arriva à se demander s’il avait été, lui aussi à l’époque, aussi désinvolte et sûr de lui que ne l’étaient cette horde de chimpanzés burlesques. C’était à croire que moins ils en savaient et plus les jeunes avaient la grosse tête, persuadés de faire partie d’une élite indétrônable.
Il s’avéra qu’il était plutôt doué pour enseigner, autant que pour apprendre, et il y trouva un certain plaisir au point qu’il en arriva à se dire que ce n’était pas si mal, finalement, de prendre un peu de repos. Courir les savanes et les jungles, c’était certes passionnant, mais également périlleux malgré l’assistance des guides locaux.
Une année s’écoula durant laquelle Nat crut que tout allait pour le mieux. Luna l’avait même invité à vivre chez elle dès leur arrivée au Texas ! C’était bien là un signe que, elle aussi, envisageait pour eux un avenir radieux. N’est-ce pas ?
Aussi, quels ne furent pas la surprise et le désarroi de Nat lorsqu’un soir, au retour de son travail, il trouva ses valises faites sur le pas de la porte et sa belle Luna refusant de la lui ouvrir. Il chercha aussitôt à comprendre ce qui lui avait échappé. L’évidence lui sauta au visage en même temps que l’homme tatoué de la tête aux pieds qui sortit en trombe de chez sa douce pour lui sommer de décamper en quatrième vitesse. Ne dit-on pas que le cordonnier est toujours le plus mal chaussé ? Lui qui savait pourtant si bien analyser les comportements adultères chez les autres individus de son espèce, il n’avait pas été capable de voir ce qui se trouvait juste sous son propre nez.
Il fallut un temps considérable à son cœur brisé pour arrêter de saigner. En apprenant la nouvelle, Amélia avait débarqué à l’improviste depuis l’Angleterre en compagnie d’Henry et tous deux l’avaient considérablement aidé à remonter la pente. Sa sœur avait même proposé de rendre la monnaie de sa pièce à cette garce. Mais Nat préférait tourner la page et la laisser derrière lui, de même que sa rancœur.
Ses parents, qui ne cessèrent de prendre de ses nouvelles dès lors, lui suggérèrent de revenir en Angleterre, ou bien de recommencer ses excursions afin de se changer les idées. Mais il se plaisait trop dans son université et il tenait trop à ses élèves indisciplinés pour retourner sur ses pas. Il s’était également fait quelques amis parmi ses collègues qu’il ne voulait pas perdre. Et puis, Houston était une grande ville. Bien assez grande pour que lui et sa garce d’ex y vivent sans s’y croiser. Il resta donc. Peut-être les choses auraient-elles pris une autre tournure s’il avait fait un choix différent à cet instant. Car 2034 finit par pointer le bout de son nez…
Le 10 mai de cette année-là, la vie de Nathanaël bascula dans l’horreur. Bien sûr, l’horreur était déjà présente depuis de nombreuses semaines. De prime abord, Nat n’avait pas pris au sérieux les vidéos qui avaient commencé à circuler sur internet. On y voyait des gens en défigurer d’autres, des fous furieux essayer de dévorer des passants comme de véritables possédés. La drogue semblait avoir été la première explication apportée par beaucoup. Mais au fil du temps, les cas s’étaient multipliés. Et plus il y pensait, plus Nathanaël regrettait de ne pas être retourné auprès de sa famille quand il en avait encore eu l’occasion.
Toutes les frontières avaient été fermées. Et même si le Texas avait été épargné pour le moment, il savait que tôt où tard ce mal dévorant finirait par l’atteindre. Ce n’était qu’une question de temps. Et ce temps survint bien trop tôt à son goût.
Nat avait fait partie des rares volontaires à continuer d’assurer ses cours à la faculté. Beaucoup d’enseignants et d’élèves avaient préféré rester cloîtrés chez eux face à la folie furieuse qui avait embrasé le pays. De ce fait, la fac avait des airs de ville fantôme tant les effectifs étaient réduits. Mais envers et contre tout, Nat refusait de se laisser abattre et, puisqu’il restait de jeunes gens désireux de continuer d’apprendre, alors il ne pouvait faire autrement que de répondre présent.
Néanmoins, l’ambiance générale était tendue, les sourires presque inexistants et la joie absente de tous les visages.
Ce jour-là, donc, Nathanaël, fidèle à lui-même, débuta son cours par une petite plaisanterie qui dérida à peine deux de ses élèves. Il fit ensuite défiler quelques images d’illustration sur le gigantesque panneau blanc qui couvrait le mur du fond tout en débitant son cours. Sur la centaine de jeunes qui suivaient habituellement cette session en amphithéâtre, seuls une vingtaine avaient répondu présent. Et chaque jour qui passait voyait ce nombre se réduire. Mais même s’il n’avait dû rester qu’un seul élève pour l’écouter, Nat aurait continué, envers et contre tout.
Puis, lentement, l’une de ses collègues entra d’une drôle de démarche, provoquant un silence troublant dans le bâtiment. Chacun avait compris sans pourtant vouloir se l’avouer et tous restèrent figés, incapables de savoir si c’était une plaisanterie du plus mauvais goût ou si c’était là le début de la fin.
Nathanaël, qui s’était interrompu au beau milieu d’une phrase, déglutit en silence tout en fixant sa collègue avec effroi. Le regard de la jeune femme était morne, comme éteint, et du sang maculait sa robe de même que son cou où une plaie ressemblant à s’y méprendre à une morsure y béait.
Il savait ce qu’il aurait dû faire mais il était incapable de réagir. La scène était bien trop surréaliste pour qu’il parvienne à rassembler ses idées. Tout ce qu’il avait pu voir à la télévision et sur internet, toutes ces horreurs qui avaient lieu un peu partout, tous ces morts qui revenaient à la vie...
Ce fut une jeune fille du troisième rang qui se leva la première, lentement, comme une proie consciente qu’un prédateur vient d’entrer en scène. Elle longea ensuite tout aussi lentement la rangée de chaises et de tables qui formaient un couloir jusqu’à atteindre l’escalier qui scindait l’amphithéâtre en deux. Elle le descendit en tremblant et deux autres élèves la suivirent bientôt.
Face à Nathanaël, l’enseignante continuait d’avancer vers lui, les bras désormais tendus comme pour tenter de le saisir bien qu’il soit encore trop loin. Elle avait même accéléré le pas. Il commença donc à reculer d’autant.
Constatant que les jeunes s’étaient à présent tous levés et suivaient le mouvement vers la sortie opposée à celle d’où la prof était arrivée, et ce dans un calme presque surnaturel, il continua de reculer dans leur direction. Les derniers accélérèrent le pas et tous furent bientôt sortis de la salle que Nathanaël franchit à son tour. Il verrouilla la double porte au moment où la jeune femme l’atteignait, cognant dessus avec violence au point de la faire trembler sur ses gonds.
Sans trop d’espoir, il tenta de lui parler à travers, mais sa collègue ne faisait qu’emmètre des râles incompréhensibles.
– Monsieur ? On fait quoi maintenant ?
Surpris, Nat se retourna vers ses élèves qui le regardaient tous, de la terreur dans le regard. Le cauchemar les avait rattrapé. Et c’était à lui qu’ils demandaient ce qu’il convenait de faire. Il n’en avait pas la moindre idée.
Sa collègue continuait de tambouriner contre les portes, l’empêchant de réfléchir. Ses pensées se bousculaient dans son esprit et il ne pensait plus qu’à une seule chose ; mettre ses élèves en sécurité.
Soudain, à l’une des extrémités du long couloir, un cri retentit. Tous se figèrent et, bientôt, deux élèves déboulèrent en sprintant tandis qu’un troisième trébuchait à l’angle. Ce dernier n’eut pas le temps de se relever qu’un autre élève se jeta sur lui pour lui ouvrir la jugulaire avec les dents. Une giclée de sang éclaboussa le mur et les cris redoublèrent autour de Nathanaël.
Il n’eut pas besoin de demander à ses étudiants de le suivre, ils lui emboîtèrent tous le pas alors qu’il commença à se diriger vers l’autre bout du couloir en courant aussi vite qu’il le put.
Mais deux silhouettes se tenaient debout devant la sortie. Lorsqu’elles les aperçurent, celles-ci commencèrent à se diriger vers eux en poussant les mêmes râles que celui qui se trouvait dans leur dos, toujours en train de festoyer sur le corps encore chaud de sa victime. Ils étaient pris en tenaille.
Rapidement, il fit alors entrer la vingtaine de jeunes essoufflés dans la première salle de classe à leur disposition. Celle-ci ne possédait pas la moindre fenêtre et était consacrée aux sciences humaines. Des croquis de corps humain tapissaient les murs et un squelette en plastique trônait non loin du bureau.
Tous se firent silencieux tandis que leur professeur maintenait la poignée de la porte pour la garder close.
– Essayez de voir si vous pouvez trouver la clé, leur demanda-t-il, terrifié à l’idée de ne pas être capable d’empêcher les monstres d’entrer.
Aussitôt, certains élèves se mirent à chercher ça et là dans les placards et les tiroirs tandis que la majorité resta figée, totalement paralysée par la peur. Mais ils revinrent bredouille.
Une jeune fille se mit alors à gémir bruyamment avant d’éclater en sanglots. Ses amies tentèrent de la consoler mais elle était totalement hystérique.
– Faites-la taire, putain ! s’énerva un garçon, tout aussi paniqué que les autres.
Mais c’était trop tard. Les monstres du couloir tambourinaient déjà à la porte et Nat s’agrippa à la poignée comme à une bouée de sauvetage. Cependant, les deux créatures n’essayaient pas d’ouvrir. Elles se contentaient de s'acharner bêtement contre le battant.
– Qu’est-ce qu’on va faire ? couina une jeune fille en larmes.
– Il faut appeler l’armée ! suggéra un garçon.
– T’es con ou quoi ? lui rétorqua un autre. On est tout seuls. Y a plus de téléphone. Y a plus d’armée, ils sont tous occupés ailleurs.
Les sanglots hystériques de la jeune étudiante redoublèrent et Nat sentit son self contrôle l’abandonner peu à peu, ses mains commençaient même à trembler de façon incontrôlable.
Bientôt, tous les élèves commencèrent à se disputer, à pleurer, à hurler ou encore à se recroqueviller dans un coin de la salle de classe. Et pendant ce temps, les deux créatures continuaient de s’énerver contre la porte.
– SILENCE ! finit par lâcher Nathanaël, à bout de nerfs.
Tous se turent et on n’entendit plus que les coups portés par les monstres.
– J’ai besoin de réfléchir…
Il regarda partout autour de lui mais aucune idée brillante ne lui vint. Il se sentait comme l’un de ces rongeurs pris au piège dans leur propre terrier tandis qu’un renard affamé grattait à l’entrée. Mais dans le cas des rongeurs, ils avaient toujours une, voire plusieurs, issues de secours. Ce n’était pas leur cas.
– Qu’est-ce qui arrive à une proie qui cède à la panique ? demanda-t-il pour lui-même sans vraiment attendre de réponse.
– Il fait des erreurs et se fait bouffer, récita néanmoins l’un des seuls élèves à ne pas avoir cédé à la peur. Il avait même l’air plutôt blasé.
– Très bien, parvint à sourire Nat, surpris. Est-ce qu’on a envie de se faire bouffer ?
Tous firent non de la tête.
– Dans ce cas, calmons-nous et soyons intelligents. Si on analyse la situation, quelles options s’offrent à nous ? Sachant que nous sommes acculés dans une pièce ne possédant qu’une seule issue et que deux prédateurs sonnent à la porte.
L’un des deux prédateurs en question s’était mis à appuyer d'une manière ou d'une autre sur la poignée de porte que Nathanaël maintenait, ce qui eut pour effet de faire monter encore un peu plus sa panique qu'il tentait de dissimuler par tous les moyens.
– Il faut qu’on les affronte, conclut le garçon imperturbable.
– T’es malade ? T’as vu ce qui arrive à ceux qui se font mordre ou griffer ? On n’a qu’à rester planqués là jusqu’à ce que les secours arrivent.
– Les secours ? s’emporta le premier. Quels secours ? T’as pas encore compris ? Y a pas de secours. C’est nous contre eux. Point barre.
– Je veux de la réflexion ! insista Nathanaël qui sentait ses mains trembler de plus en plus sur la poignée de porte, bien que sa voix n’en laissât rien paraître. On ne peut pas fuir et un affrontement direct serait risqué. Allons, je ne suis pas tout seul à avoir un cerveau ici. Bon sang, faites fonctionner vos méninges !
Aussitôt, il se félicita de voir ses étudiants, du moins la plupart, se mettre à regarder tout autour d’eux dans l’espoir de trouver une idée brillante. Et ce fut le cas pour l’un d’entre eux.
– On pourrait tendre un fil devant la porte au niveau de leurs jambes pour les faire tomber. Ils n’ont pas l’air très malins, on pourrait se servir de ça contre eux, proposa une jeune fille dont les jambes flageolaient légèrement.
– Ouah, ironisa le garçon blasé, qu’elle idée lumineuse. Et une fois qu’ils se seront relevés pour nous choper, on sera tous morts. Enfin, certains arriveront peut-être à fuir quand même.
– Non, non elle a raison, la défendit Nat. Il faut juste ajouter une étape à son plan.
Il scruta un peu partout autour de lui et repéra un placard un peu différent des autres. En métal un peu rouillé, la clé trônait dans sa serrure, signe que son contenu ne devait pas être très important. Et pourtant…
Nathanaël savait que cette salle était majoritairement utilisée par l’un de ses collègues avec qui il n’avait pas spécialement d’affinité. Mais ce dernier lui avait avoué un jour se servir de sa salle de classe pour entreposer certains de ses effets personnels un peu trop encombrants pour son modeste appartement. Notamment des bâches qu’il utilisait lorsqu’il voulait bricoler chez lui. Si elles étaient là…
– Le placard, là, ouvrez-le et dites-moi s’il y a des bâches.
Un garçon prit les devants et se chargea d’ouvrir le meuble. Triomphalement, il en sortit deux grandes bâches plastifiées proprement pliées.
– J’ai une bonne et une mauvaise nouvelle, plaisanta alors Nat. La bonne c’est qu’on va très certainement s’en sortir. La mauvaise, c’est que, du coup, vous ne serez pas dispensés d’examen.
Quelques élèves soufflèrent du nez devant la plaisanterie. Celui qui avait les bâches les apporta, de même qu’un rouleau de ce qui semblait être du fil de pêche. Ils n’avaient plus qu’à se coordonner et tout se passerait bien.
Deux filles tendirent le fil de nylon à hauteur de tibia tandis que d’autres élèves s’employaient à déplier les deux bâches. Chaque groupe d’étudiants se disposa alors de part et d’autre de la porte que Nat retenait toujours fébrilement.
– Prêt ? demanda alors l’enseignant.
Ils firent oui de la tête et Nat ouvrit la porte tout en reculant. Aussitôt, les deux créatures entrèrent et se précipitèrent sur lui puisqu’il était le seul être vivant appétissant dans leur champ de vision direct.
Le fil de pêche fit son office. Le premier s’étala de tout son long, les bras tendus en avant et le deuxième le rejoignit en se vautrant par-dessus.
– ALLEZ-Y ! entonna Nathanaël.
Aussitôt, certains élèves enjambèrent les monstres le plus loin possible de leur tête ainsi que de leurs bras qui cherchaient à agripper tout ce qu’ils pouvaient et tendirent une première bâche sur eux. Le deuxième groupe fit de même et les jeunes qui n’avaient rien eut à faire jusque là disposèrent tous les objets lourds qu’ils avaient trouvé pour maintenir les deux bâches en place.
– Maintenant, dehors ! suggéra Nat.
Les élèves commencèrent à sortir prudemment de la salle de classe sans quitter du regard le paquet emballé qui se tortillait furieusement sur le sol.
Tous étaient presque sortis lorsque l’un des monstres parvint à extirper son bras et agrippa une élève qui se mit à hurler avec hystérie. Aussitôt, Nathanaël tenta de la libérer mais la main était fermement accrochée à la cheville qui commençait d’ores et déjà à saigner. Il s’accroupit et tira de toutes ses forces pour forcer les doigts à se rouvrir. Il y parvint petit à petit et bientôt l’élève fut libre. Mais une main se referma avec force sur son poignet tandis que la créature, qui avait désormais libéré sa tête de sous la bâche, tentait de le mordre. Il donna plusieurs coup de pieds furieux, les dents serrés, pour tenter de se libérer ainsi que d'éviter une morsure qui lui serait fatale. Mais rien n'y faisait. Il cala alors son pied dans le cou du monstre afin de lui bloquer toute possibilité de s'avancer ou de lui dévorer le mollet. Il s'employa ensuite à se défaire un à un des doigts inquisiteurs sans quitter un seul instant du regard la tête de l'étudiant revenu à la vie qui faisait claquer sa mâchoire dans le vide. Il finit par y parvenir, au prix d'un rude effort, puis il recula autant qu’il put avant de se relever.
Il quitta ensuite la salle en trombe pour rejoindre ses élèves qui l’attendaient tous au bout du couloir. Les regards que certains lancèrent à son poignet lui firent alors baisser la tête. Trois sillons qu'il n'avait même pas remarqués sur le coup laissaient échapper un sang écarlate annonciateurs du pire des scénarios. Il était condamné et tous le savaient.
– M-monsieur ? bafouilla une jeune fille en larmes.
– Sortez tous de cette foutue fac. Rentrez chez vous. Retrouvez vos proches et, quoi qu’il arrive, restez en vie. Vous m’entendez ? Vous avez tous intérêt à rester en vie. Sinon je vous jure que je retournerai l’enfer et le paradis pour vous retrouver et vous botter le cul. C’est clair ?
Certains esquissèrent des sourires tristes. Puis, après avoir remercié leur professeur, ils quittèrent le couloir où seul Nathanaël et la jeune fille à la cheville ensanglantée restèrent.
Les deux monstres déboulèrent alors depuis la salle de classe, libérés de leur entrave provisoire.
Nat et son étudiante sortirent donc à leur tour et ils bloquèrent la porte comme ils purent.
Le soleil qui réchauffait le parc universitaire sembla tristement terne à Nat.
– Et maintenant ? On fait quoi ? couina la jeune fille, totalement paniquée.
– J’en sais rien, avoua-t-il. J’en sais foutrement rien.
Quelle chance l’humanité avait-elle de se tirer de cette folie furieuse ? Certainement aucune. C’est avec cette idée en tête que Nat rejoignit son bureau. Il s’y enferma à clé et commença à tourner en rond tout en se demandant comment ne pas mourir. Puis il se rendit compte que ce n’était pas la bonne question. Il allait mourir. Restait à savoir comment ne pas revenir pour dévorer tout le monde.
Autour de lui, la seule arme qui aurait pu l’aider à en finir était une paire de ciseaux. Ce n’était pas ce qui risquait de lui épargner un retour en fanfare. Déjà, il sentait la fièvre le submerger.
Il continua ainsi à faire les cent pas autour de son bureau, des spasmes commençant à le prendre peu à peu. Si au moins il avait pu appeler sa sœur une dernière fois. Ou alors ses parents. Mais il n’avait aucun téléphone sous la main. Et de toute façon, il y avait déjà plusieurs jours que réussir à joindre quelqu’un était devenu mission impossible à cause de la coupure du réseau. Il aurait au moins aimé savoir si Amélia s'en sortait...
Une heure s’écoula, puis deux. Un silence de mort régnait dans le bâtiment d’ordinaire si bruyant et agité. Il espérait que ses élèves avaient réussi à rentrer chez eux. Il s’imagina que c’était le cas. Inutile de se rajouter des inquiétudes supplémentaires.
Bientôt, le soleil déclina et Nathanaël, incapable de continuer à marcher tant son souffle s’était fait court, s’était affalé dans son siège de bureau. C’était donc ainsi qu’il allait tirer sa révérence. Vautré dans un fauteuil comme un vieillard sénile. Cette idée lui tira un rire mi-amer mi-amusé. Il avait toujours pensé qu’il se ferait dévorer par l’un de ses sujets d’études. Un alligator peut-être, ou alors un dragon de commodo. Au lieu de quoi, c’était la griffure de l’un de ses élèves qui aurait raison de lui.
Tremblant de la tête aux pieds, la fièvre commençant à lui embrouiller l’esprit, il sentit une douleur fulgurante lui enserrer la poitrine. Et lorsque le soleil termina enfin de mourir à l’horizon, Nathanaël s’éteignit avec lui.